Ce que le cas « René Redzepi » dit de notre (écœurant) récit gastronomique

Quelle révélation ! Heureusement que René Redzepi, « chef du meilleur restaurant du monde » pour reprendre la presse, est là pour nous éclairer du grave dysfonctionnement de la restauration partout dans le monde. L’étoilé danois ferme son établissement puisque ce dernier n’est plus tenable, « ni en tant qu’employeur, ni en tant qu’être humain »1. De jolis mots pour dire que la haute gastronomie ne nourrit personne, qu’elle n’est pas rentable, qu’elle broie les humains, qu’elle n’a finalement rien d’écologique, qu’elle se moque du droit du travail… Mais heureusement permet-elle encore à ses maîtres de se payer des séances de psychothérapie pour pouvoir dormir après tant de mépris et d’inhumanité dans leur cuisine. Ouf.

L’histoire est bien la suivante : lassée de ne pouvoir réaliser son chef d’œuvre personnel sans broyer les autres, la haute gastronomie s’en va expérimenter, créer et vendre sa cuisine conceptuelle mais en se débarrassant du personnel, des salarié·e·s, de tout ce qui fait humanité, puisque c’est si difficile à contraindre sans violence ! La haute gastronomie s’en va comme Ferran Adrià à son époque pour créer et expérimenter en laissant le monde des start up et de l’ubérisation se charger des basses besognes : asservir le monde du travail sans le payer.

Cet événement et sa mise en scène médiatique constituent l’illustration-type de ce qui fait système aujourd’hui et qui est insupportable à lire pour les autres professionnel·le·s que nous sommes. Des mea culpa à demi-mots après des années et des années de pratiques abusives qui auraient largement laissé le temps de s’interroger et de changer. L’essentialisation de la cuisine « gastronomique » réduite au fine dining. La super-héroïsation des parcours de quelques-uns… Bref, tout ce qui vient nourrir ce qu’on pourrait appeler le grand récit gastronomique, au service du capital et de l’excellence.

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Mais d’où venez-vous, au juste ? Vous, les protagonistes du grand récit gastronomique ? Certainement des estrades, plateaux télé et magazines qui vous ont éloignés du sens premier de notre métier : restaurer et cuisiner. Vous êtes devenus des chefs, des stars – des artistes même ! -, complètement déconnectés de l’acte

de manger. Vous avez laissé le métier aux mains des chaines et des franchises ; vous avez laissé la restauration se financiariser et devenir un instrument parmi tant d’autres du capitalisme triomphant. Haute gastronomie et haute couture, même combat : des vitrines, effectivement non-rentables, mais qui flèchent ces moins de 3% de restaurants vers la publicité, les concours et tout un tas d’à-côtés particulièrement généreux.

Rappelons que le problème n’est jamais individuel mais bien politique et systémique. La haute gastronomie fait partie du système et elle lui est fidèle soutien. On se souvient du discours d’Emmanuel Macron devant les cuisiniers de la république en 20172 qui justifie tous les dérapages, encourage au sacrifice pour la grandeur de la France « quoi qu’il en coûte ». On se souvient de madame Pénicaud, alors Ministre du travail en 2019, volant au secours de monsieur Goujon, 3 étoiles à Narbonne et faire pression sur les inspecteurs du travail qui venaient d’infliger une sanction à cet « illustre » restaurateur, « bienfaiteur de la France et de son territoire ». Il suffit de regarder Top Chef pour faire le lien entre haute gastronomie, sponsors de l’industrie agro-alimentaire et culture de la performance.

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Ce qui nous révolte, c’est que nos restaurants ne sont pas rentables non plus quand nous choisissons de travailler en bio, en circuits-courts, avec des conditions de travail dignes et en pratiquant des tarifs accessibles. Sauf que nous n’avons pas (et ne souhaitons pas toucher) d’à côté pour finir les mois. Nous ne flottons pas non plus au-dessus du droit du travail. Pas d’accointances avec les hautes sphères de l’État. Nous défendons au contraire une gastronomie engagée et humaniste parce que nous n’avons pas renoncé à notre part d’humanité et que nous n’avons pas choisi la reconnaissance, le prestige, le soft power, les étoiles, les people, la télé.

Ce qui nous fatigue aussi, c’est que vous êtes devenus incontournables. Même dans la critique de votre système, c’est vous qui faites les questions et les réponses. Celles et ceux que vous avez broyé·e·s ne peuvent plus parler, ne portent pas plainte. L’anormal silence qui donnerait le culot d’imaginer que les violences en cuisine ont disparu. Or, malgré la fuite de la main d’œuvre, malgré la perte des savoir-faire, malgré les dénonciations, l’omerta continue et vous continuez sans sourciller de prendre la parole partout. Vous vous repentez parfois mais ce n’est pas suffisant. Nous savons par ailleurs très bien que vos excuses nourrissent de précieux objectifs de com’ et de marketing.

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Il va falloir assumer vos responsabilités devant le droit du travail, devant la profession, devant les formations, devant les mangeur·euse·s. Il est aussi grand temps de laisser à d’autres le soin d’écrire un autre récit de notre métier : celles et ceux qui font à manger tous les jours. Qui se battent au quotidien, non pas pour des étoiles mais pour cuisiner, créer, nourrir, former avec une conscience sociale, nourricière, durable et responsable et qui ne veulent plus participer au grand concours de Shadock. Et vous ne vous en tirerez pas avec vos opérations de charité dans un de vos Refettorio3 ou en vous emparant de la Maison du peuple4.

Enfin, l’inhumanité dans vos restaurants qui déteint dans tellement d’autres cuisines est à combattre de toute urgence quand les barbares de l’extrême-droite sont aux portes de nos institutions partout en Europe.

Nous avons tous et toutes besoin d’humanité, pas d’étoiles ni de privilèges ni des chantres de la cuisine haute couture du siècle dernier dont vous êtes, pour faire émerger une gastronomie conforme aux enjeux du 21ème siècle.

L’Alliance des tables libres et vivantes, février 2023

  1. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-etoile-du-jour/gastronomie-le-chef-du-meilleur-restaurant-du-monde-met-la-cle-sous-la-porte_5577180.html Reprise de l’interview du New-York Times ↩︎
  2. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/09/27/discours-du-president-de-la-republique-dejeuner-des-grands-chefs-concours-mondial-de-la-gastronomie-le-bocuse-d-or ↩︎
  3. https://refettorioparis.com/fr/index.html ↩︎
  4. https://www.leparisien.fr/hauts-de-seine-92/maison-du-peuple-a-clichy-le-groupe-ducasse-avance-dans-le-dialogue-avec-les-opposants-au-projet-05-04-2022-35FFYG4DLZDH3K3TM6QVYOYZNA.php ↩︎

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